Effectifs et compétences

Les effectifs constituent l’indicateur de base de la mesure sociale : parler d’une entreprise, c’est le plus souvent citer son chiffre d’affaires et ses effectifs. « L’effectif » est en quelque sorte un des marqueurs de son identité.

Le comptage des effectifs n’est pas une petite affaire et pose quelques questions techniques que nous abordons plus bas. Mais par delà ces problématiques méthodologiques, le sujet de fond est celui des besoins en compétences pour mener à bien les projets de l’entreprise. On ne peut donc pas dissocier la mesure quantitative de la mesure qualitative, afin de garantir  « la bonne personne au bon endroit au bon moment… »

En théorie et dans un monde parfait, la démarche de Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC), récemment rebaptisée « Strategic Workforce Planning » a précisément pour objectif d’assurer l’adéquation entre les besoins en capital humain, et les ressources.

• Les besoins découlent de la stratégie de l’entreprise (activités, marchés, technologies…) et des évolutions attendues des métiers et des compétences.
• Les ressources sont des prévisions à partir d’un inventaire quantitatif et qualitatif des « ressources humaines ». Dans un an, deux ans ou plus… de quelles compétences disposera l’entreprise, et quelles sont également les attentes des salariés (en termes d’évolution par exemple) ? Cela suppose d'avoir un état des lieux précis, et d'être capable de faire des prévisions d'évolution (turnover naturel, départs en retraite...).
  
• A partir de là se construit, en théorie, le plan d’action RH qui vise à combler les écarts : formation, recrutement, mobilités…

En réalité, ce n’est pas si facile. Et pas vraiment pratiqué, bien qu’inscrit dans le cadre réglementaire français depuis 2005 : une étude CEREQ[1] de 2019 évaluait à 25% seulement la proportion des entreprises engagées dans une démarche systématique de gestion des compétences. L’actualité nous permet régulièrement d’observer des plans de licenciement massifs dans certains secteurs, et des difficultés de recrutement dans d’autres, ce qui témoigne d’un certain manque d’anticipation. Concrètement plusieurs obstacles se dressent :

• La difficulté à anticiper et prévoir, à construire une stratégie de moyen terme dans un monde incertain et instable. En 2020, la pandémie du Sars-CoV2  a évidemment amplifié ce phénomène, rendant toutes les prévisions impossibles dans un grand nombre de secteurs d’activité.
• Les évolutions des métiers : la révolution numérique va bouleverser les besoins en compétences. Nous assistons depuis quelques années à une multiplication d’études et de chiffres contradictoires sur les métiers qui vont disparaître, et ceux qui vont émerger. Le travail va profondément se transformer, mais la prospective sur ces sujets n’est pas facile à conduire…
• La lourdeur du processus , difficile à appliquer à partir d'une certaine taille ou complexité d'entreprise. Les incertitudes sur les différentes variables nécessitent d'évaluer plusieurs hypothèses et scenarii...compliqué sans outil de calcul spécifique. Plutôt que d'entreprendre la démarche sur la totalité de l'entreprise, peut être vaut-il mieux se concentrer sur les compétences stratégiques pour son avenir (à condition de les avoir identifiées...).
• Le cloisonnement dans les entreprises : traditionnellement dans le giron des RH, et plus précisément dans celui des spécialistes des compétences  et du développement RH, le sujet nécessite aujourd’hui de travailler de concert avec les directions opérationnelles qui sont en première ligne de l’évolution des métiers. Par ailleurs, la gestion « quantitative » des effectifs est souvent contrainte par la finance dans le cadre du pilotage de la masse salariale, en fonction des prévisions d’activité et des objectifs d’EBITDA… Et au final, le contrôleur de gestion sociale est rarement associé (pour ce que j’ai pu observer dans le cadre de mon activité, ça n’a donc pas de valeur universelle) à cette démarche de GPEC : il produit les données historiques relatives aux effectifs, mais sans nécessairement les relier à une vision prospective et stratégique globale.

[1] Cité dans : Working Paper n°7, avril 2019, Auteur Carmelo Zizzo, France Stratégies , « Les déterminants de la gestion des compétences au sein des entreprises ».

Les effectifs sont donc une donnée de base… et le point de départ de très nombreux indicateurs sociaux : impossible de calculer un taux de turnover, un taux d’absentéisme ou un salaire moyen sans disposer des effectifs !

Comment définir les effectifs ?

 Le problème est qu’il n’existe pas une seule définition, mais de très nombreuses variantes en fonction de l’activité de gestion qu’on souhaite mettre en œuvre. Un plan de formation, un budget de masse salariale ou une analyse de productivité n’intègreront pas les mêmes données. Il faut distinguer :

• Les effectifs régis par les obligations légales (en France) et intégrés dans les diverses déclarations réglementaires : ils sont définis par la loi. La loi Pacte a harmonisé les règles de décompte et les seuils d’effectifs, harmonisés à présent  sur ceux de la Sécurité Sociale[1].
• Les effectifs utilisés dans le pilotage : pas d’effectif « universel », mais plusieurs modes de calcul selon l’objectif poursuivi. Il est donc indispensable d’être rigoureux dans la documentation des définitions. Ces effectifs destinés au « pilotage » sont ceux qui nous intéressent ici, et que nous développons dans la suite de cette section.

Sur le plan méthodologique, il faut distinguer 3 visions différentes :

1. La vision « Ressources Humaines » qui pilote la relation juridique de travail, les parcours professionnels et les compétences.
2. La vision « Finance » qui pilote les coûts, le budget, l’EBITDA et la trésorerie.
3. La vision « Managers » qui priorise l’efficacité opérationnelle par rapport à un objectif d’activité et de production et à un temps de travail.

Ces trois types d’acteurs n’utiliseront pas les mêmes niveaux d’effectifs. Et pourtant…ils doivent pouvoir se parler et se comprendre. Il est donc indispensable de les réconcilier en établissant des correspondances entre les différentes définitions.

Quelque soit la vision que l’on adopte, il faut ensuite se poser un certain nombre de questions pour élaborer les définitions avec rigueur. Schématiquement :

Une fiche détaillée sur le sujet sera bientôt intégrée dans les « Ressources » de ce site.

Il est donc indispensable de faire des choix, d’identifier les niveaux d’effectifs qui seront utiles aux acteurs et aux différents activités de gestion, et d’élaborer et documenter très précisément les définitions dans un dossier de référence. Cela servira de base au SIRH, et à l’élaboration de tous les indicateurs et tableaux de bord.

Que faire des effectifs ?

Ils sont à la base de très nombreux indicateurs que nous ne reprenons pas ici (liste d’indicateurs téléchargeable sur ce site) .

Au-delà du constat ou de la photographie plus ou moins détaillée des effectifs à un instant t, c’est la dynamique qui est intéressante. Comment les effectifs évoluent-ils ? Quels sont les mouvements, quel est le détail des arrivées et des départs ? Quelle est la démographie prévisible  de nos effectifs ? Constate-t-on des départs, des démissions, des difficultés de recrutement ? Faut-il recourir à du personnel extérieur ?

Dans le pilotage des effectifs il faut donc considérer à la fois :

• La flexibilité pour garantir activité et rentabilité : les effectifs doivent être en cohérence avec les prévisions d’activité.
• Les risques potentiels : ne pas pouvoir faire face aux besoins, ou au contraire, être contraint de mettre en place des réductions d’effectifs avec toutes les conséquences sociales et humaines associées.

A moyen terme, la question du nombre ne peut être déconnectée de la dimension qualitative de la compétence. Derrière les effectifs, il y a des personnes qui ne sont pas interchangeables, et qui évoluent au cours de leur vie professionnelle.

[1] Code de la Sécurité Sociale Art R 130-1 : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000034668388&cidTexte=LEGITEXT000006073189

URSSAF : https://www.urssaf.fr/portail/home/employeur/calculer-les-cotisations/le-calcul-de-leffectif/calcul-de-leffectif-moyen-au-31.html

Le contrôleur de gestion n’est pas un spécialiste de l’ingénierie des compétences. Pourtant, dans le cadre d’une gestion prévisionnelle des effectifs, il ne peut faire l’impasse sur ces questions.

Les organisations, les méthodes de travail et les métiers sont bouleversés par la révolution numérique ( digitalisation, IA, robotisation, blockchain…). Les impacts sur l’emploi , sur les besoins en compétences, et sur la société en général,  vont être colossaux. De nombreuses études brandissent des chiffres affolants, parfois contradictoires :

• Pour des chercheurs d’Oxford, 47 % des emplois seraient menacés (Frey – Osborne – 2013). En 2016, l’OCDE est plus optimiste (9% des emplois).
• 85 % des métiers de 2030 n’existeraient pas encore (Dell - Institut du Futur).
• Pour le COE (Conseil d’Orientation pour l’Emploi – 2017) , la moitié des emplois va évoluer de façon très importante.
• Une compétence technique aurait aujourd’hui une espérance de vie de 12 à 18 mois, et serait obsolète au bout de 5 ans (OCDE)… D’où l’engouement pour les « soft skills », compétences intrinsèques et non périssables.

La notion de « métier » est devenue très mouvante, une approche  par blocs de compétences est parfois aujourd’hui privilégiée.

Le contrôle de gestion n’est pas là pour apporter des réponses sur ces sujets, mais pour poser des questions, et alerter sur les risques. Par exemple (liste non exhaustive) :

• A-t-on identifié les compétences clés, actuelles et à venir ?
• Quels sont les arbitrages entre les compétences internes et les compétences externes ?
• Quels sont les plans d’actions dans ces domaines ?
• Comment sont évalués les résultats des plans d’actions ?
• Quels sont les critères de choix des outils SIRH dédiés au domaine, et comment les évaluons-nous ?
• Quelles sont les conséquences des transformations du travail sur la productivité, sur les conditions de travail, sur la motivation des salariés ?
• Comment est assurée l’employabilité des salariés ?
• Comment accompagner les salariés dont l’emploi est menacé ?

Le sujet présente donc de nombreux défis, mais c’est un point clé de la performance de la fonction Ressources Humaines, celui où la notion de KPI prend tout son sens…

Le premier principe que je retiens est classique, intemporel et partagé, les trois suivants sont plutôt des suggestions ou des propositions (dont je n’ai pas l’exclusivité…mais que j’ai rarement vu appliquer en pratique, pour l’instant) :

1. Industrialiser le suivi des effectifs : par des définitions rigoureuses et partagées, et un SIRH fiable et convivial facilitant la production des reportings et indicateurs RH.
2. S’impliquer dans le débat sur les évolutions des métiers et des compétences : pas en tant que spécialiste des compétences…mais comme lanceur d’alerte sur les risques, et pour (co)construire le système d’évaluation de la performance RH stratégique (formations, recrutements, mobilités, rémunérations…).
3. Considérer l’entreprise élargie, au-delà du salariat : la vision des compétences ne peut plus s’arrêter aujourd’hui aux seuls salariés en CDI. Ainsi, le nombre de free-lances a augmenté en 10 ans de +126% d’après une étude Malt (2018). Flexibilité ? Recours à des compétences rares ? Besoins ponctuels ? Le pilotage des compétences nécessite une vision globale, et pas une approche cloisonnée entre les RH et les services Achats. Au-delà des enjeux liés aux métiers et aux compétences clés, la question soulève des problématiques juridiques, financières (il s’agit d’apprécier le coût complet du travail), et managériales (gérer des collectifs de travail).
4. Relier la question de la GPEC à celle de la RSE : les évolutions des métiers génèrent des gains de productivité qui auront des conséquences sur l’emploi. Le contrat social traditionnel est probablement à réinventer dans un grand nombre de secteurs. Comment préparer les salariés aux évolutions, et comment garantir leur employabilité ?

La crise liée à la Covid19 donne un relief particulier à toutes ces questions. Au-delà des questions techniques de comptage (chômage partiel, absences…), se pose la question des réorganisations du travail, du management, des nouvelles compétences à acquérir. Autant de sujets à piloter, qui ne rentrent pas aujourd’hui dans les reportings rituels, mais qui sont pourtant essentiels.